C’est fort la France ! by Constant Paule

C’est fort la France ! by Constant Paule

Auteur:Constant Paule
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2016-09-15T00:00:00+00:00


Alexandrou fut donc à l’origine de la vocation d’artiste peintre de ma mère qui se mit à fixer la société de Batouri à travers des portraits de femmes que je conserve encore. Elle peignait en s’inspirant de minuscules reproductions d’un livre d’art qui contenait peu d’images et beaucoup de texte. Elle empruntait à Matisse, elle combinait Van Dongen et Marie Laurencin. Elle aimait aussi Manet, ses femmes au chapeau lui avaient donné l’idée de coiffer ses modèles jusqu’aux yeux. Le résultat était assez réussi bien qu’aucune ne soit venue chercher le portrait pour lequel elle avait posé. Les dames de Batouri n’aimaient pas leur visage, elles contestaient la proportion des traits, la couleur du chapeau et celle du teint, toujours un peu vert à cause de la toile cirée. En les idéalisant, ma mère avait rectifié des défauts qui leur apparaissaient encore plus marqués par leur absence et qui ressurgissaient lorsqu’elles se regardaient dans une glace, comme si la réalité leur avait imposé un faux nez et un menton fuyant.

Notre salon s’était transformé, comme le disait si plaisamment mon père, en salon des refusés, ma mère qui aimait ses toiles les avait accrochées sur les murs. Nous vivions sous le regard des dames de Batouri dont on s’efforçait de faire reculer la présence dans l’art, elles étaient devenues des tableaux. J’ai au-dessus de mon bureau la pauvre petite Pasteure et son chapeau chinois. Je n’y ai jamais songé que comme « la femme au chapeau jaune », et il a fallu revoir madame Dubois pour me rappeler son existence et ses yeux fous sous l’ombre portée qui cache son regard.

Je ne savais rien de la jalousie, pas celle de l’enfant envers la mère qu’il ne veut pas partager, celle-ci je la connaissais trop, mais celle plus sourde et permanente des femmes entre elles. Tout le système d’Alexandrou reposait sur la compétition des dames de la colonie. Car si vous ne preniez pas l’objet, une autre le prendrait, il n’était que de le lui proposer. Et devant cette menace, l’objet inutile devenait nécessaire. Derrière ce qu’il vendait, c’est lui-même qu’Alexandrou proposait, son corps obèse et son regard qui perçait les désirs. Chacune se flattait d’être la préférée, aussi n’aimait-il pas dispenser son attention à plusieurs dames à la fois. Pour garder son emprise, il fallait que chacune continuât à se croire l’unique dame de ses pensées. Il avait tout un système de guets où ses métis, sous prétexte d’accueillir les dames, les retenaient près de leur voiture pendant que d’autres, sous prétexte de porter la marchandise, s’activaient à les pousser dehors.

Et fallait-il qu’elles se fassent des illusions sur leur pouvoir quand on sait que leur clientèle était l’écume du commerce d’Alexandrou, l’écran d’affaires autrement juteuses, dont le trafic des médicaments.



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